Entrevue au palais

L’huissier indiqua à Evgueni la place à prendre devant le bureau du tsar puis se retira en fermant les battants de la porte, laissant seuls les deux hommes les plus importants du pays. Le ciel peu clément de la matinée avait contraint le souverain à laisser sa lampe électrique allumée ; la lumière tamisée révélait un visage pâle et aux cernes notables. Sur un chariot à roulettes jouxtant l’étagère principale de son étude, quelques bouteilles de spiritueux entouraient une sorte de gros bocal de pharmacie teinté sur lequel trônait une seringue et son assortiment d’aiguilles de rechange.

Mikhaïl II : " Monsieur Korpanov… ' dit-il avec l’inflexion tant caractéristique aux Samsonov " Je tenais à vous féliciter pour vos derniers résultats électoraux et vous demander de continuer à présider le Conseil. "

Mikhaïl n’y allait pas par quatre chemins. Mais son regard était quelque peu fuyant, une pensée étrangère semblait lui peser sur la conscience.

Mikhaïl II : " Comment se porte votre famille ? Parlez-moi un peu de vous et de vos projets. "

Le monarque servit lui-même le thé à son invité puis s’enfonça dans son siège en tournant lentement la cuillère dans sa tasse.

Ce début d’entretien était quelque peu déconcertant, le Tsar lui demandait d’assumer à nouveau la Présidence du Conseil et en dans le même temps s’intéressait à sa famille. Alors que dans sa jeunesse le Tsar était quelqu’un d’inaccessible et si distant il découvrait, réellement qu’en fait l’homme en face de lui n’était finalement qu’un homme comme les autres. Du point de vue humain du moins.

Evgueni : Votre Majesté, je vous remercie pour votre compliment, j’espère être digne de la confiance que le peuple accorde à mon parti, ainsi que de la tâche que vous souhaitez me confier. Je serais honorer de présider à nouveau votre Conseil.

Les politesses d’usages exprimée, Evgueni poursuivit la discussion avec le Tsar sur un ton respectueux. La question familiale était le bienvenu pour détendre l’atmosphère, mais Evgueni craignait d’en parler trop, tant il aimait sa femme et ses trois enfants.

Evgueni : Ma famille se porte très bien, je vous remercie Majesté. Bien que ces nouvelles fonctions ne me permettent plus de passer autant de temps que souhaité auprès de mon épouse et de mes enfants, je crois bien qu’ils ont réussi à s’adapter à cette nouvelle vie dans la capitale. Je crois qu’ils ont également réussi à nouer de nouvelles relations avec les quelques personnes qui nous entourent. Mes deux premiers sont inscrit auprès d’une des écoles de la ville et Nikolaï, mon petit dernier devrait également commencer ses classes d’ici l’an prochain.

Il s’arrêta, car il se connaissait, il pourrait en parler des heures.

Evgueni : Mais cela n’est sommes toute qu’une famille russlave comme tant d’autres, Majesté. J’ose imaginer que la famille impériale se porte également de la meilleure des manière ?

Courageux ou impertinent, Evgueni avait peur d’être allé trop loin avec cette question, mais elle était posée. Il en profita pour boire une gorgée du thé que le tsar venait de lui servir, le remerciant encore une fois, ajoutant que ce thé était excellent.

Evgueni : Vous parler de moi et mes projets, vaste sujet… J’ai pour ambition de respecter la volonté des électeurs et du mandat qui a été confié à la Douma. Dans l’absolu je souhaiterais appliquer le programme pour lequel la majorité des électeurs a voté, mais je suis conscient, après cette première expérience gouvernementale, que le consensus est la clé pour que les décisions soient acceptée par la majorité des russlaves. Et je compte aussi continuer sur cette voie.

Mais Votre Majesté a-t-elle des sujet plus précis dont elle souhaiterais que je l’entretienne ?

Le tsar sourit. Non pas un sourire forcé, de convenance, pour paraître partager l’émotion du président Korpanov décrivant la situation enviable de sa famille. Non, un sourire contenté et d’empathie envers un homme dont la jeune famille s’acclimatait progressivement à la vie dans la capitale. Mais ce sourire comblait également un vide et, finalement, reflétait une dose d’admiration devant la vie de bourgeois qu’il souhaitait en secret. La Famille Impériale n’avait de famille que de nom. En partie anéantie par la révolution de 1909, fracturée par les jeux de clans que le Grand-Duc Wolodymir Konstantinovitch entretenait aux dépens de son frère aîné le tsar, et affaiblie par les difficultés du couple souverain à engendrer une descendance, la Maison Impériale reposait sur des fondations d’argile. A cela s’ajouterait bientôt un nouveau coup dur dont Mikhaïl et ses proches avaient jusque-là passé sous silence.

Mikhaïl II : " Eh bien, monsieur Korpanov, puisque vous me le demander... "

De sa main tenant la tasse de thé, il pointa son index et majeur en direction du mur. En se retournant, Evgueni ne put manquer de voir un portrait de Nicolas Ier trônant sur la cheminée. Le monarque émérite observait ainsi de sa mine sévère son fils s’activer dans son étude, comme pour lui rappeler que l’avenir des Samsonov, et donc de la Russlavie, reposait sur son succès à l’œuvre. Cette évocation constante et austère des enjeux premiers de son règne n’était pas de trop pour Mikhaïl dont la maladie chronique et la psyché embourgeoisée constituaient des tares dangereuses et exploitables dans l’univers impitoyable de Murasibirsk.

Mikhaïl II : " Sa Majesté mon père... n’est pas au meilleur de sa forme depuis la fin de son exil au Belondor. Nos docteurs… Nous pensons que Khrestos pourrait bientôt le rappeler à Lui. "

Les pauses entrecoupant le débit du tsar trahissaient une peine et un sentiment d’incertitude. L’ombre de Nicolas recouvrait encore le palais et la politique russlave. Son règne avait clivé la Russlavie, à un degré certes moindre que celui de son fils Alexandre III, mais assez cependant pour le contraindre à une fin de vie recluse dans la résidence impériale. Comment réagiraient les ultras du pays à son trépas ?

Mikhaïl II : " Lorsque ce moment se présentera, je vous demande simplement... de me faire confiance. Je souhaite que les obsèques se déroulent au sein de notre chapelle, sans manifestation officielle de quelconque nature. Ce sera une affaire purement privée, sans pompe outrancière. "

Mikhaïl but quelques gorgées et posa lentement sa tasse. Il se raidit sur son siège, le regard toujours perdu dans celui du portrait.

Mikhaïl II : " Monsieur Korpanov, avez-vous la liste des membres de mon gouvernement ? "

Ecouter le Tsar se livrer à lui était un sentiment étrange, bien que ces « confidences » ne contenait rien de très personnel, la façon de se comporter du Tsar, les expressions de son visage, en disait long sur le tiraillement intérieur auquel il était soumis.

Evgueni savait que le Tsar souffrait d’un mal étrange dont les principaux troubles se trouvaient sur le plan psychique. Il sentait cependant qu’en face de lui c’était un homme sein d’esprit, non pas un malade, qui parlait. Il était convaincu que Mikhaïl n'était pas un pantin obéissant à d'obscures machination au sein de la maison impériale, mais qu'au contraire, il saurait être un Tsar moderne et respectueux de la démocratie sociale. N'avait-il pas respecté, par deux fois, le choix des urnes et nommé un chef de gouvernement "rouge" ?

Evgueni : Votre Majesté, je suis désolé de malheur qui affecte votre famille et je puis vous assurer de toute ma sympathie.

Toutefois, n’avez-vous pas peur qu’au décès de votre père, si des obsèques nationales n’avait pas lieu, les aristocrates qui détestent tant les représentants de mon parti et moi-même, ne se trouvent une raison de s’agiter ?

Je ne crains pas la chute de mon gouvernement, ni même les attaques à mon encontre, ma personne est sans importance et la cause est plus grande que les personnes. Mais je crains plutôt une trop forte agitation et, dans le pire des cas, une bain de sang. Ce pays et ce peuple ont trop souffert par le passé pour que cela recommence.

Ne prenez pas ceci comme de l'ingérence dans les affaires de la Famille impériale, mais plutôt comme une réflexion à voix haute du Président de votre Conseil d’Etat.

Evgueni exprimait un point de vue rationnel à une affaire sentimentale et donc non rationnelle. Si lui-même et ses « troupes » ne portaient pas spécialement dans leurs cœurs l’ancien Tsar Nicolas Ier, ils ne pouvaient pas non plus risquer de mettre à mal l’édifice démocratique et sociale qu’ils tentaient de mettre en place.

Evgueni : Votre Majesté, la liste des membres du gouvernement reste inchangée, les ministres en place ont fait leurs preuves à mon sens et il ne serait pas bienvenu de changer de cheval en route, si vous me permettez cette expression. Le collège gouvernementale travail bien et nous avons, si j’ose dire, réussi à prendre nos marques dans l’ensemble de nos dicastères.

Il y eut un bref silence suite aux propos du président. Mikhaïl faisait glisser une chevalière d’officier sur son annulaire gauche – les cathodoxes portant leur alliance sur la main droite – comme une sorte de manie ponctuant ses instants de réflexion. Les instincts politiques d’Evgueni avaient vu juste, le risque viendrait d’avantage des pojarskiens que des radicaux. Mais le souverain semblait avoir envisagé cette éventualité.

Mikhaïl II : " Votre crainte est légitime, monsieur Korpanov, mais j’ai pris les précautions nécessaires pour… captiver les chefs les plus zélés des forces conservatrices du pays. Ils seront invités aux obsèques et, par conséquent, n’oseront rien tenter d’inconvenant devant la Famille Impériale en deuil. "

Le tsar s’empara du pli que lui tendit son interlocuteur et y jeta un rapide coup d’œil ; les membres actuels du Conseil étaient effectivement énumérés dans leur intégralité.

Mikhaïl II : " Soit. Je procéderai à la reconduite de mon gouvernement dans l’heure. Merci d’être venu si promptement, monsieur Korpanov, j’ai apprécié cet entretien. Bonne chance à vous et transmettez mes salutations à votre famille. "

Il se leva de son bureau, imposant au travailliste à faire de même. La porte de l'étude s’ouvrit et l’huissier signifia à Evgueni qu’il le raccompagnerait jusqu’à sa berline.