Observateur au Soviet de Gornograd

Le pauvre Kassian ne sait plus comment il s'est retrouvé dans l'ancien arsenal de l'île Rozannov, siège du Parti Merksiste-Luniniste de la Capitale. Ses souvenirs sont flous, des images sorties de leur contexte lui reviennent par moments. Oui, oui, il se rappelle... Il était arrivé chez son ami dans la maison duquel il devait passer la nuit, ils ont bu, par tradition, pour fêter les retrouvailles... Beaucoup bu, énormément... Oui, ça lui revient, ils ont commencé à parler politique! Kassian, d'un naturel méfiant face aux politicards, a passé en revue les différents partis existants, commentant allégrement chacun d'eux. D&J, un ramassis d'officiers à la cravache facile, ces militaristes ne sont rien pour lui, a-t-il dit, il garde d'ailleurs une profonde rancune envers l'armée depuis que son fils aîné s'est tué en Turcosie. Les KD, affaiblis, à l'orientation incertaine mais avec une attache presque religieuse à la Constitution. Les Républicains, certes libéraux sur de nombreux points, mais leurs revendications d'autonomie ont durablement choqué le vieillissant notable de Murasibirsk. Le Parti Paysan? Bof... Le Front ultra-religieux? Sans façon...

Et ensuite? Ah, la faction rouge, elle-même subdivisée en d'innombrables courants. Des Spartakistes aux Sociaux-démocrates, tous (relativement) unis dans leur effort de sauvegarder les acquis de la révolution. Des acquis dont même le grisonnant Kassian se félicite. N'a-t-on pas mis fin aux exactions criminelles de certains agents de l'ancien régime? N'a-t-on pas amnistié tous les détenus de droit commun? (En effet, Fiodor Kassianovitch se trouvait justement condamné à un long séjour dans une maison de force pour avoir imprudemment troussé une paysanne pas si consentante que cela...) Finalement, le discours de paix tenu par quelques socialistes n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd.

Se découvrant donc révolutionnaire dans sa soixantaine, Kassian a bien voulu observer les délibérations du Soviet dans l'ancien arsenal Rozannov. Mais le sieur Loughinine est prudent. Il désapprouve les aboiements sanguinaires des anarchistes. Les invectives dirigés contre la bourgeoisie à laquelle il appartient l'effrayent. Pourquoi les tovaritchi s'énervent-ils tant? Et puis pourquoi s'en prennent-ils à la douma? Enfin, Kassian a tout de même trouvé quelques hommes ventripotents et habillés correctement. Des mencheviki. Tout ce qu'il y a de plus respectable, en somme. Leurs idées révolutionnaires-mais-pas-trop ne lui déplaisent pas.

Aussitôt, il demande son admission au PML, au sein de la fraction menchevik, à savoir social-démocrate.

Bienvenue tovaritch,
Ta présence nous honore. N'hésite pas à participer à la Douma. Une de nos places de députés est vacante, Boris Tetramoliev qui l'occupait nous a quitté pour les anarchistes. Nous pensons que tu peut beaucoup nous apporter.

Kassian, contrairement à ce que l'on aurait pu attendre, ne semble pas spécialement ému par l'offre qu'il reçoit. Le fait que le fameux Salekine lui adresse la parole ne le bouleverse pas davantage. Sans doute ne le connait-il même pas, n'ayant que trop peu eu vent des trépidantes affaires de la Capitale, perdu dans sa petite ville provinciale, en pleine taïga. Le nouveau membre du parti, se tenant le veston par sa main gauche et caressant sa barbichette par la dextre, répond:

- Da, da, ces anarchistes n'ont aucune discipline. Nous devrions mieux les encadrer, camarade, au risque de nous créer des problèmes. Quoi qu'il en soit, je veux bien aller me tourner les pouces au parlement. Mais dis-moi, il a été élu dans quelle province, ton Boris Tetramoliev?

Dans la province de Piter-Orenburg, c'est là où régnait auparavant le grand duc de Ninjovskia. Autant dire qu'un menchevik comme toi y a toutes les chances.

- Ah oui, j'en ai entendu parler, de ce grand-duc fallacieux. Il y a quelques mois, des émissaires du gouvernement provisoire sont venus dans ma bourgade. Ils nous ont volé tous nos chevaux et ont saccagé le seul bordel du coin. Ils nous ont payé en tracts. Ces petites affiches distillaient justement tout le venin des autorités contre cet aristocrate, qualifié de monstre mangeur d'enfants, de blasphémateur débauché, etc, etc...

Loughinine se gratte la joue en ricanant.

Il faut admettre que ce n'est pas tout à fait faux. Cet énergumène était un fervent adepte de la chasse au moujik et a cru bon de déclarer la guerre à notre mère patrie avec son armée de mercenaires étrangers. Mais ce temps est fini.

"Esperons.
Le comportement d'un des ministres dj me fait craindre le pire."

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