LE VIGILANT, 22 décembre 1919 - Victoire sur le Rio Negro !

**Le Vigilant** Nombre de messages : 38 Date d'inscription : 21/04/2009

LE VIGILANT
"Contre la barbarie, les lumières térébrantes de la civilisation"

Victoire sur le Rio Negro !
Triomphe éclatant de la flotte russlave !
Nos marins - valeureux paladins !
Face à un ennemi cent fois supérieur en nombre !
La libération de Port-Banane à portée de main !

Sous les touffeurs paludéennes d’un ciel cuivré – environné d’une impénétrable jungle smaragdine qui luisait macabre et excessive de sourds émeraudes – l’estuaire rougeâtre du Rio Negro s’ouvrait large et béant sur l’innombrable flotte de guerre rassemblée par le tyran Juanito Edorano, dont la chiourme vermillonne ensanglantait l’innocente république de Port-Banane depuis trop longtemps – d’innombrables coques de bois descendaient le cours du fleuve immémorial – la clameur de mille tambours emplissait folle, hystérique, triballe, l’air lourd et fiévreux – et les crânes des ancêtres luisaient d’un œil mauvais à la proue des pirogues antiques – du Mont Oscuro étaient descendus à l’appel du despote les innombrables tribus anthropophages, abandonnant un moment leurs rites atroces à l’ombre de la montagne pour se joindre à la curée contre l’homme blanc – les Nyalélés, les N’Goulélés, les Krassois, ils étaient tous là, descendus de leurs sinistres grottes – et leurs sourires carnassiers dévoilaient des dents aiguisées comme des poignards – plus loin, là où l’estuaire atteignait son point le plus large pour se jeter dans la mer, les navires modernes de la flotte edoranista, cadeaux d’une mystérieuse puissance civilisée, toisaient, brutaux, impitoyables, notre héroïque escadre. Ses équipages, composés de mulâtres olivâtres aux yeux jaunes, l’élite prétorienne du dictateur dégénéré, formés par des conseillers étrangers, réclamaient le combat avec l’ardeur de la haine. Les tambours, toujours les tambours, les cris de guerre féroces s’échappant de dix mille gorges ivres de chanvre et d’alcool de banane, impatientes de massacre, et l’éclat des machettes et des coupecoupes luit sordide dans le soir effroyable… Si loin d’Ivangorod… Reverrais-je mon Nijni-Oudinsk natal ? se demande le marin Prokofi… Ce bruit, à vous rendre fou… Khrestos, ais pitié ! A la lueur fauve des torches qui flambaient sur les rives maréotiques du puissant Rio Negro, sous un ciel qui tournait lentement du cuivre au plomb et du plomb à l’opale, étirant les ombres de la forêt en spires fantastiques et enténêbrantes, il semblait que c’était toute la sauvagerie équatoriale qui s’était rassemblée, ivre de meurtre, pour livrer un combat décisif contre la civilisation, cette poignée de navires russlaves jetés dans la grande mer infinie.

Aux offres de reddition de l’amiral Protozoumov (généreuse mansuétude des Slaves !) ne répondent que des jappements cacophoniques et sauvages qui appellent au carnage… Le combat est inévitable, les Slaves ne le redoutent point. L’ordre retentit, se répercute de navire en navire, du Kniaz Gornostaï au Svitaïa Rousslav’ au Veliki Rostislav… Aux stations de combat… les artilleurs à leur poste, l’œil vif et le front mâle, tels leurs ancêtres face aux hordes païennes, jadis, dans la steppe. Le visage de Khrestos flotte sous le vent moite et vespéral, dans le silence absolu… La flotte indigène s’ébranle en une clameur d’enfer. La bataille commence.

Deux minutes ou trois jours plus tard – qui pourrait le dire ? – le soir tombe sur les décombres du combat. Des centaines de conques, pirogues, esquifs jonchent l’estuaire du Rio sanglant, achevant de brûler dans la nuit qui étend comme un linceul de ténèbres sur les affres du jour. Les plus modernes navires de la flotte ennemie, orgueil du tyran Edoranito, gisent au fond du fleuve, fracassés par nos obus. Quelques sauvages tentent encore de s’échapper, abandonnant leurs embarcations dans le sable livide pour s’évanouir dans l’obscurité primordiale de la jungle. Des centaines de malheureux païens barbottent dans les eaux sombres du Rio homicide comme des canards dans l’eau, et la tombée de la nuit ne met pas fin au carnage. Les preux navires russlaves, paladins de fer modernes, tirent encore au jugé dans la nuit, balles traçantes et nuages de shrapnel déchirant les eaux, se repérant aux cris affreux que poussent les autochtones lorsqu’ils sont touchés.

Bientôt, les armes se taisent. L’amiral Protozoumov ordonne une distribution générale de wodka aux équipages, qui l’ont bien mérité. L’escadre russlave ne compte que trois morts, tués par l’explosion d’un canon qui a surchauffé. Mais ce sacrifice n’est pas en vain : une fois de plus, les armes russlaves ont sauvé la civilisation d’un danger mortel qui la menaçait. La bataille du Rio Negro restera dans les mémoires comme l’une des plus éclatantes et des plus décisives victoires de la civilisation sur la sauvagerie qui guette, tapie, aux obscures frontières du micromonde connu.

La victoire est absolue, l’ennemi écrasé, le despote sans doute en fuite dans les montagnes. La route de Port-Banane nous est ouverte. Demain, nous entrerons dans la rade de cette fameuse cité, perle des tropiques, joyau des planteurs, havre de raffinement nègre. Courage, Port-Banane, orgueilleuse cité ! ta libération est proche !

Evgueni von Landolf
Correspondant auprès de la Flotte