Loughinine dans la grande ville

Kassian et son acolyte Stepan Mai-Maievski ne tardèrent pas à arriver devant le cabaret indiqué par ce dernier. Ils entrèrent et on leur désigna une table bien située. Ils s'assirent.

- Je pourrais dévorer un boeuf entier! Dites-moi, cher ami, les victuailles sont-ils de bonne qualité dans cet établissement? Ah, et n'oublions pas de commander une bonne bouteille, ma gorge est plus sèche que le sont les steppes de notre arrière-pays!

- Certainement, mon ami, la restauration est de qualité, bien que ce ne soit pas la raison première pour laquelle les gens viennent ici...
dit il en lorgnant vers un vieux barbon qui montait à l'étage en compagnie des deux accortes demoiselles.

Un serveur empressé ne tarda pas à apparaitre, et pris les commandes.

- Eh bien, garçon, ça ne c'est toujours pas arrangé tes problèmes de peau !
Apporte nous donc des zakouskis et une bouteille de vodka...oui, celle de la réserve, en attendant que Kassian Pavlovitch ait fini de faire son choix.

Se tournant vers son interlocuteur:

- J'ai appris que vous avez été catapulté à la Douma par ce moujik cinglé qui fait la loi au Parti Merksiste ! Félicitations ! J'avoue que vous détonnez un peu au milieu de tous ces gauchistes en guenille.

Suivant le regard évocateur de son interlocuteur:

- Par la barbe du patriarche, il est vrai que cette honorable hôtellerie semble receler bien des offres alléchantes. Rien à voir avec les pauvres gargotes crassées de ma province, je vous l'assure!

Kassian parcourt distraitement la carte des menus.

- Quel rude choix à faire! Eh bien, j'opte pour les côtelettes de veaux à la sauce maison.

Se réajustant son col empesé:

- Ma foi oui, les tovaritchi députés à la douma sont pour la plupart des ouvriers et des soldats. De frustes gaillards, frugales dans l'habillement. Je préfère, quant à moi, un habit digne de ma personne. Mais vous n'ignorez sûrement pas que le PMLR est le berceau de très nombreux courants gauchistes, souvent convergents, parfois divergents.

- Da, ce parti est une vraie tour de Babel. s'adressant au garçon: la même chose.

Stepan Iossifovitch ouvrit la bouteille et remplit les deux verres. Il sortit ensuite une cigarette de son étui qu'il alluma, puis en proposa une à Kassian Pavlovitch.
Ce fesant, il promena un regard blasé sur quelques jeunes femmes qui venaient d'entrer.
L'une d'entre elles rappellait quelque chose à Stepan Iossifovitch...Mais le souvenir se perdait dans une brume sans doute d'origine éthylique.

- Je vois d'un bon oeil la présence d'un courant modéré au sein du PMLR.
Mon parti n'est pas embarqué pour des coalitions de droite ad vitam eternam, comme disent les Latins, et il serait intéréssant de pouvoir un jour constituer une alliance alternative, un "bloc des modérés", si vous voulez.

- Mmhh, un bloc des modérés, da, da...

Kassian Pavlovitch accepte la cigarette tendue par le ministre kadet. Il cherche sa boite d'allumettes dans la poche intérieure de sa veste. Ne la trouvant pas, il fouille les petites poches de son gilet. Enfin, il tombe dessus et peut allumer son tabac.

- L'idée me plaît, mais que faire de la coterie hébraïto-tsigane du Parti Républicain? En toute franchise, j'ai du mal à cerner le but réel de cette bande hétéroclite. Du temps de l'ancien régime, les brutes tcherkesses se trouvaient dans les régiments de la garde impériale. Et aujourd'hui, ces abrutis de Circassiens et Kriméens, descendant de leurs cols enneigés, s'imaginent vouloir jouer au parlementarisme. Je dis halte! Assez de chicaneries! Nous avons déjà les cosaques sur le dos, avec leurs privilèges fiscaux, etc!

Stepan vida son verre - le quantième déja ? -, puis se resservit aussitot. Il sourit en entendant les propos de Kassian Pavlovitch.

- C'est amusant que vous dénigriez les Républicains, parce que soit dit en passant, ils sont plutot proches des modérés du PMLR, tant dans l'hémicycle qu'au niveau politique.
Mais c'est vrai, à travers leurs députés, se profile un réel risque de dissolution de notre Empire !
Enfin, tant que les provinces de la phériphérie n'ont pas le droit de vote, nous sommes assurés de garder le contrôle de la vie politique.

Esperons que ça dure...

Le député menchevik se calme un peu. Malgré les grandes idées du socialisme qui lui trottent dans la tête, il n'est pas rare de voir se réveiller en lui de bien ancestrales craintes et haines. Mais soit! Qui a dit que le Russlave était un être parfait? Poivrot professionnel, fameux amateur de pogroms et pragmatique à tout épreuve, il n'est qu'un homme simple. Il n'aime pas spécialement les complications et rechigne à s'avouer vaincu, quelles que soient la circonstances.

De fait, Kassian Pavlovitch est victime de son éducation, de son mode de vie, de sa vie tout court. Ses réflexes de méfiance envers les hébraïtes et d'autres populations malaimées de l'Empire sont le pur produit de l'Eglise Cathodoxe-Orthodique. Sa peur panique des cosaques et des tcherkesses est motivée par leur présence, autrefois, dans de nombreux régiments fidèles au Tsar déchu. Et finalement, dans l'environnement très conservateur de Murasibirsk, même un social-démocrate se surprend à approuver des agissements réactionnaires.

- Je m'excuse, Stepan Iossifovitch, je m'emporte quelque peu. Les camarades républicains sont certes proches de nous autres mencheviki, mais je suis tout de même surpris de voir que dans leurs rangs, il n'y a presque pas de Russlaves dignes de ce nom. Enfin...

- Pourquoi vous excuser, Kassian Pavlovitch ?

Vous soulignez des évidences, et il n'y a que Godinnik (un séparatiste!) pour s'offusquer de la juste méfiance que porte le peuple envers toutes ces minorités interlopes au patriotisme douteux.

Je vous le dis, le jour où le droit de vote est accordé aux provinces non-russlaves, s'en est fait de l'Empire.
Je compte sur vous pour faire entendre la voix de la raison au sein de votre parti...

Stepan se tu, craignant que ses derniers mots ne soient compris comme une tentative de collusion par le menchevik.

La discussion est interrompue par le serveur qui apporte le repas. Alors que celui-ci pose les mets délicieux sur la table, Kassian observe ses yeux avec une méfiance à peine dissimulée. Il a appris, au long du règne despotique du fort cruel Kolia, qu'un perfide agent de l'Okhrana peut se cacher derrière n'importe qui. D'ailleurs, que sont devenus ces zélés fonctionnaires? Sans doute se sont-ils recyclés dans l'administration du nouveau régime...

- C'est entendu, Stepan Iossifovitch, je ferai entendre la voix de la raison aux tovaritchi, le moment venu.

Contrairement à ce que pense peut-être le ministre kadet, Kassian Pavlovitch n'est pas tombé de la dernière pluie. Les petits notables provinciaux sont aussi mesquins et manipulateurs que les fonctionnaires replets de Gornograd... Il hausse légèrement le ton:

- Mais... Comme vous ne l'ignorez sûrement pas, il est coutume à Murasibirsk, de toujours rendre un service reçu...

Kassian inhale une bouffée de fumée, prêt à poser ses conditions.

Stepan ne répondit rien, et commença à manger.
Après quelques minutes de silence noyées par le brouhaha ambiant, il dit, d’un air neutre :

- Vous irez loin, Kassian Pavlovitch.
Vous occuperez de hautes fonctions…Si vous savez choisir vos amis et si vous jouez bien votre jeu, je vous garantis que cela ne tardera pas.

…D’autre part, un homme comme vous, député, étoile (peut-être) montante de la politique…
La décence exige que vous meniez une vie en accord avec la haute position qui sera peut être la vôtre un jour.

Stepan avait bien compris le message. Il attendait maintenant que ce provincial roublard pose ses conditions...
Circonvenir Loughinine ne devrait pas poser trop de problèmes.

Loughinine avait beau être roublard, il n’en restait pas moins un campagnard monté à la Capitale. En tout cas en était il ainsi dans l’esprit de Stepan Iossifovitch Mai-Maievski, issu de la jeunesse dorée de la Capitale.

Kassian Pavlovitch se donne un air désintéressé. Les yeux mi-clos, il coupe sa viande et s'en fourre délicatement dans la bouche. Il mâche lentement, se donne le temps. Enfin, il brise le silence. A travers sa barbichette, il murmure presque:

- Notre jeune monarchie constitutionnelle est encore fragile, Stepan Iossifovitch. Votre parti, malgré son rôle prédominant du temps du gouvernement provisoire, a cédé les rennes du pays aux blocs de gauche et de droite. D'un côté, il y a le spectre de l'ancien régime, présent dans l'administration, dans le corps des officiers, présent dans églises et les monastères, présent jusque dans coeur de la Russlavie, présent jusque dans les esprits de nos naïfs moujiks. De l'autre se profilent les masses ouvrières, hors de tout contrôle, constituant un Etat dans l'Etat, les Soviets sont en concurrence avec la Douma d'Etat et les Doumas régionales, des groupes anarchistes sèment la terreur avec leurs attentats meurtriers, les universités sont en constante ébullition.

Après cet exposé, le menchevik lève les yeux sur son interlocuteur. (Il se concentrait, jusqu'à là, sur ses côtelettes). Son regard est dur et sans concessions.

- Voyez-vous, cher ami, les gouvernements bourgeois ne se succéderont pas pour l'éternité. Un jour peut-être que les Spartakistes se retrouveront au pouvoir, ou peut-être que les exposants extrémistes du groupe Droit&Justice feront la loi dans la chambre. Ce jour-là, ce sera le knout tsariste ou la dictature populaire. Ce jour-là, il y a fort à parier que nous sommes perdus.

"Nous" sommes perdus... Par politesse, Kassian Pavlovitch se comprend dans le groupe centriste.

- Bref, je ne sais pas si le nouveau régime pourra indéfiniment retenir une nouvelle guerre civile. Les échauffourées sont déjà nombreuses aujourd'hui. La jeune démocratie est à la merci d'un soulèvement militaire ou d'une révolte ouvrière. Et voilà où je veux en venir, Stepan Iossifovitch. La Capitale est peu sûre. S'il y a conflit, si le sang coule, ma vie ne vaut plus rien. Je peux craindre les deux côtés. A ce moment là, je dois avoir une retraite, un endroit où me réfugier. Ce dont j'ai besoin, mon ami, c'est un poste à l'étranger, dans une province reculée du Kaukase, ou je ne sais quoi. Bien au chaud dans un consulat isolé, à la cour d'un Khan, j'attendrai que le calme soit revenu. Voilà mon prix.

Stepan sourit intérieurement. Décidément, ce bonhomme était un parfait animal politique ! Le jugement qu'il portait sur l'avenir du régime bourgeois était on ne peut plus pertinent, Stepan l'admettait.
Il était lui aussi très pessimiste quant à la survie de cette démocratie forgée par son père, qui réussissait à mécontenter tout le monde, à droite comme à gauche.
Néanmoins, Stepan Mai-Maievski était décidé à ne pas se laisser emporter comme un fêtu de paille par les torrents de l'Histoire.
En ce début de Juin 1908, Stepan était décidé à s'engager dans une lutte désespérée pour redonner aux KD leur prééminence, par tous les moyens que ce soit, y compris par la corruption et la manipulation.
Il finit pas répondre, d'un ton insouciant:

- Vous vous faites des idées, Kassian Pavlovitch. La Consitution donnée à la Russlavie par mon père a encore de beaux jours devant elle.
Vous vous alarmez pour des peccadilles négligeables qui ne peuvent en rien ébranler le régime.

...Mais je m'en voudrais de ne pas satisfaire votre requête.
Vous vous voyez donc déja en fermier général dans le Kaukase, à remplir vos poches sur le dos des indigènes ?
D'après mes informateurs, une affaire venue de l'Orient va bientôt s'imposer à l'attention de notre classe politique.
Tenez vous prêt...

Stepan sourit d'un air de conspirateur.

- Fort bien, je me tiens prêt à partir pour l'Orient.

Kassian interpelle le ministre KD sur le sujet de la Constitution qu'il se plaît justement à citer.

- La Constitution est la chose la plus noble que possède la Russlavie, Stepan Iossifovitch. Serez-vous prêt à la défendre de votre vie lorsqu'elle sera malmenée par les spartakistes et les junkers? J'ai des raisons de croire que les honorables gentlemen constitutionnels-démocrates rechignent à salir leurs fines et blanches mains. La bourgeoisie libérale est bien le seul mouvement politique à ne pas encore s'être doté d'une milice armée jusqu'aux dents.

Une nouvelle bouchée plus tard...

- Mais il est vrai que pour le moment, nous sommes tranquilles. L'armée n'a pas encore eu la fantaisie de se conquérir le pouvoir à la pointe des baïonnettes et la police s'est entièrement rangée du côté du gouvernement. Quoi qu'il en soit, la situation reste précaire. Voyez cet hurluberlu de Niviakov! Il ne cesse de provoquer l'opposition et il s'emploie maladivement à disloquer sa majorité. Il parle de nourrir les plus pauvres des Russlaves, mais tient un discours hautement réactionnaire. On se croirait revenu du temps de l'ancien régime, avec son lot de violences, d'inégalités et de contradictions. Savez-vous à quoi me fait penser cet homme, Stepan Iossifovitch? A l'Okhrana! Oui, à cette organisation criminelle, ses agents doubles, etc! Les provocations de Niviakov ne semblent viser que le déclenchement d'une guerre civile!

Stepan, réellement troublé:

- Vous le pensez ? Niviakov serait donc un agent de l'Okhrana ? Cela expliquerait bien des choses...
Nous avons un homme dans l'Okhrana, le très capable Koutaissov, mais peut-être est il marginalisé...Je ne connais rien à cette organisation. Elle a peut être échappé à tout contrôle depuis la révolution...Peut-être poursuit elle ses propres objectifs, peut-être Niviakov n'est il pas le seul député suborné par l'Okhrana !
Merci, Kassian Pavlovitch, d'avoir attiré mon attention là dessus !

Après avoir hélé le serveur, il repris:

- Décidément, quel dommage que vous vouliez vous enterrer en province ! Un homme comme vous ...- il faillit dire "me serait très utile"- serait très utile au régime, ici, à Gornograd.

Après avoir commandé des cafés, bien utiles pour entamer une après-midi de travail après ce repas arrosé:

- Quant à la loyauté de l'armée, le personnage-clé est Sebastopol. C'est un tsariste pur et dur, mais il hait le désordre et est loyal à la Constitution, du moins pour l'instant...
Tant qu'il tient l'armée et son parti, nous ne courrons aucun risque.
C'est pourquoi la pire chose qui pourrait nous arriver serait de le voir disparaitre prématurément.

- Très certainement, mon ami, ce ne peut être qu'un vil agent de l'Okhrana, un perfide serpent ne poursuivant qu'un seul but: la destruction totale de la jeune démocratie russlave, le massacre inconditionnel des enfants de la Constitution, le viol systématique des acquis de la glorieuse révolution.

Plein de morgue, Kassian Pavlovitch développe, soucieux de mettre les points sur les i:

- Il va de soi qu'un tel personnage, éminemment dangereux et nocif pour l'Etat, doit disparaître au plus vite... Mais je vous laisse vous occuper de ce problème-là.

Le garçon apporte les cafés. Ce breuvage à l'odeur acre irrite passablement les fines narines du notable provincial, méfiant devant cette matérialisation de la décadence turcose. Le café? Ce n'est qu'une drogue de plus, sacrés orientaux!

Stepan sursauta, mais il réussit à dissimuler ce tressautement de surprise en mouvement pour réclamer l'addition.
Supprimer Niviakov ? Physiquement ? Loughinine n'avait pas tort quand il supposait les Kadets incapables de tacher leurs mains gantées de blanc, plus habituées à tâter l'argent que la crosse d'un pistolet.

Stepan répugnait à recourir à l'élimination physique. Il avait toujours pensé que l'argent, la corruption et les manoeuvres politiques permettaient de se débarasser des fâcheux sans recourir à la violence.

A moins que... Une idée retorse commençait à se former dans son esprit...Il sourit d'un air mauvais à son interlocuteur. Le Kaukase recelait décidément bien des opportunités. Cette région pouvait devenir le tremplin politique de quelques uns, et le tombeau de tant d'autres...

- Bien, Kassian Pavlovitch, je crois que la Douma nous attend, n'est ce pas ? Si vous le voulez bien, retrouvons nous pour dîner ici ce soir, nous reprendrons notre conversation.
Je vous montrerai les tables du casino, vous verrez, il est possible d'amasser une petite fortune au jeu !

Kassian Pavlovitch se lève après s'être essuyé les mains sur sa serviette. Il ne semble pas spécialement choqué par l'idée littéralement meurtrière qu'il vient d'émettre devant un représentant du gouvernement. Il serre la main du ministre.

- Mille fois je vous remercie, Stepan Iossifovitch, ce repas était délicieux. J'espère bientôt revenir dans cet établissement de qualité. Un casino dites-vous? Jouer de l'argent? Bien volontiers, cher ami! Au revoir!

D'un geste élégant, l'élancé député menchevik se visse le chapeau melon sur son chef. Il quitte le restaurant-bordel-casino en sifflotant un air provincial.

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